tekst:
Willette
aux Gobelins
WILLETTE aux Gobelins! Il devait y venir, car c’est absolument sa place. Ceux que l’annonce de cette collaboration pourra surprendre n’ont pas regardé suffisamment les croquis, W les dessins, pour lesquels ils classent Willette parmi les dessinateurs de petits journaux. Dessinateur et bon dessinateur, journaliste et satirique, toujours prêt à l’improvisation, toujours prêt à donner un avis sur les événements qui se passent dans le monde, en Europe et dans les deux Amériques, en Asie, en Océanie et en Afrique, certes, il est tout cela. Mais en même temps qu’il est cela, il est autre chose aussi, il est un artiste savant autant que les plus savants, savant dans cette improvisation de tous les jours où il est passé maître, et savant dans les œuvres méditées où il discipline son improvisation, équilibre ses qualités, dirige son sujet.
Le semainier du Chat noir et du Courrier français, celui qui a distribué pendant des années, tous les huit jours, sans répit et sans défaillance, les trésors de son esprit aux passants de la rue, aux flâneurs des cafés, et aussi aux plus raffinés amateurs d’art, celui-là est né décorateur, et c’est la raison pour laquelle, après avoir inscrit juste ce qu’il fallait de traits, de noirs, de blancs et de gris, sur les feuilles de papier auxquelles il donnait le vol à jours fixes, il a pu aborder les grandes sur faces dessinées et peintes où il sait, aussi bien que sur sa feuille de papier habituelle, équilibrer les masses, distribuer les lumières. 11 n’y a qu’à se souvenir des cartons de vitraux
“Amours” (Fragment de la bordure)
et des peintures décoratives qu’il fit pour l’auberge du Clou, avenue Trudaine, pour les salles du Chat noir, le plafond de la Cigale, le plafond pour l’hôtel de Fernand Xau, la salle du rez-de-chaussée de la Taverne de Paris, une salle de l’Hôtel de Ville, décorée du spectacle de la rue de Paris, et de tant de pages exposées aux Salons annuels, où la fantaisie de la vie moderne s’épanouit avec une légèreté et une grâce sans pareilles.
Mais Willette aurait pu pendant des siècles et des siècles décorer les salles de Montmartre et tous les hôtels particuliers habités par des amateurs de son art, qu’il n’en serait pas moins resté le Willette des petits journaux. On est vite classé, comme l’on sait, et quand on est classé, c’est pour longtemps. Notre artiste a été étiqueté « caricaturiste », et caricaturiste il devait rester, comme Daumier et Gavarni, ce qui n’est pas, après tout, un sort si méprisable. Ce qu’il est important de remarquer, c’est que Willette, sur la moindre feuille de papier sait occuper la surface sans une erreur de distribution, qu’il répartit exactement les formes, qu’il agence harmonieusement les lignes et les valeurs. Voyez une page quel- conque de lui, un programme, un menu, le dessin qu’il fit pour le banquet d’Edmond de Goncourt, le dessin qu’il fit pour le dîner offert l’an dernier au roi de Suède par le ministre des Affaires étrangères. La première de ces pages est émouvante par le défilé des héroïnes des livres d’histoire et des romans des deux Goncourt devant l’aîné, Edmond,
vivant en 1894, et le buste du plus jeune, Jules, mort en 1870. la seconde page est Infiniment gracieuse, faite pour plaire à une assemblée qui doit honorer l’art et se souvenir de T’histoire rien de plus délicieux que la salutation de la France, casquée et empanachée comme une déesse du svu siècle, au devant de la Suède couverte de frimas et d’hermine, et qui se chauffe au brasero que lui présente un Amour, rependant qu’au dessus de ce motif principal s’aperçoivent, parmi les ornements logiques du sujet, Charles XII, Voltaire et Bernadotte. Déjà, dans ces deux ligures si bellement théâtrales, si vivantes er si souriantes aussi, il y avait l’indication de l’art à la fois traditionnel et nouveau que Willette peut remettre en honneur,
On aura les preuves définitives de ce pour voir de l’artiste avec le carton de tapisserie exécuté pour la Manufacture des Gobelins, Dans ma pensée, ce Salut à Paris est la première pièce d’une série de tapisseries consacrées aux provinces et aux villes de la France, C’est une série destinés à être longue, variée et glorieuse, et qui sera un jour mise de pair avec les anciennes séries réputées du xve et du xvie siècle, si les cartons en sont confiés à des artistes ayant le sens de la décoration, l’harmonie des formes et des couleurs, et le double don précieux de la vision et de l’expression. C’est beaucoup demander, mais il se trouve que l’artiste chargé d’ouvrir la série possède ces rares facultés du métier et de l’esprit. Willette a, dans son sang d’artiste, le même ferment généreux que possédaient les artistes de la France d’autrefois. Comme eux, il a la clarté de l’ordonnance, la façon xisée de multiplier les images, et cette verve naturelle qui lui fait donner une signification particulière à tous les personnages qu’il met en scène. Ajoutez à cela qu’il est Willette, c’est-à-dire à la fois enthousiaste et plaisant, un mélange à nul autre pareil de sérieux et de gaieté.
Il a mis toutes ses qualités foncières et acquises dans la composition de ce Salut à Paris, La composition s’inscrit dans une bordure en ca maïeu d’or, ou nombre des attributs de Paris trouvant leur place. Au sommet, le blason du vaisseau de la ville, entouré des signes de toutes les époques, depuis les hampes aux coqs gaulois et les sigles romaines, jusqu’aux étendards de la monarchie, aux drapeaux de la République. Puis, une muraille crénelé garnie de canans, la couronne d’épines et les attributa a de l’Eglise gothique, les tables de la Foi, le casque de l’Institut, les instruments des Arts, les attributs des fêtes, des courses, le moulin de Montmartre, les Amours artistes et les Amours gastronomes tenant les guirlandes du cartouche en s’inscrit la Salut à Paris!
La Ville de Paris, haut juchée sur un soubassement de pierre, la tête nimbée par le soleil, en avant d’un ciel verr et rose, entre Notre-Dame et la Tour Eiffel. Au-dessus d’elle les Amours des quatre parties du monde, un groupe infiniment spirituel d’enfants nègre, chinois, peau-rouge et blanc, tiennent sus pendue une immense couronne de roses. Paris se présente sous une figure de ville traditionnelle à certains égards, avec sa couronne de créneaux, sa cuirasse d’acier, son épée à la main, mais bien d’aujourd’hui par sa robe tricolore, par la cocarde placée su sa gorge, er absolument nouvelle par sa physionomie de femme de Paris, ni peuple, ni bourgeoise, ni mondaine, et tout cela à la fois. Elle sourit à la Fortune lamée d’or, coiffée de plumes multicolores, qui vient vers elle, car Willette s voulu dire la richesse de Paris. Mais en même temps, cette charmante personnification de la ville abaisie sun regard et donne son sourire à fous ceux qui travaillent et qui meurent pour elle.
Sous son bras protecteur, à l’abri de son épée vaillante, de la ruche sur Iaquelle elle s’appuie, sortent comme des abeilles, des Amours qui représentent le commerce et l’art de Paris, des Amours délicieux, chargés de ballots, de cartons de mode, d’instruments de musique, lyre et violon, d’une palette, d’un vase précieux. L’un d’eux trouve le temps de s’échapper du joli défilé et porte un bouquet de violettes vers ix fenêtre Haurie de Mimi les Pinson. En face das Amours, arrêtant la roue de la Fortune sur le rampart de Paris, se dresse Minerve, une déesse de l’Attique am panachée comme une déesse d’opéra du xvii siècle, une femme vivante qui est une qui pure statue drapée d’une robe et d’une tuni de que violette, et lumineuse, une fière et tran quille sagesse qui fait de l’harmonia avec le la tumulte des guerres et du travail A gauche, le passé héroïque de Paris est représenté par la Révolution de 1830, une femme brune et énergique, les seins et les bras nus, qui fait songer aux Jombre d’Auguste Barbier. Elle le front et les tempes ornés des coques et des boucles de l’époque, et elle a, sur sa chevelure le bonnet phrygien où s’épingle la cocarde tricolore. Pour le visage, visage de femme et de mère, il est admirable de vaillance, de force, d’espoir, et en même temps d’exaltation douloureuse. Elle porte le fusil sur l’épaule et elle tient d’une main ferme, par la hampe, le drapeau tricolore, troué de bulles, obscurci de fumée, mais dont les trois couleurs déchirées flottent librement dans une gloire lumineuse, et sur lequel sont inscrites les dates de 1830, 1814, 1870. Un vieux combattant meurt sur les pavés de la barricade en baisant la laque saurée. Un enfant, sera le gavroche d’Hugo, frère de celui Delacroix, un enfant qui tient encore un pistolet d’arçon, et dont le torse maigre porte giberne fleurdelysée d’un suisse, meurt aussi en en voyant un baissera Paris qui trône, là haut, dans l’apothéose.
Ce n’est pas tout. Cette barricade de 1830 est continuée par le rempart de Paris, blessé de biscaïens, couvert de neige, er devant lequel sont fraternellement alignés le jeune vélite de 1814, u grand shako, aux guêtres noires, un mobile de 1870, à lu vareuse bleue, aux gants de peau de mouton, au képi á pompon rouge, un garde national de 1870-71, coiffé d’un passe-montagne, et qui bat du tambour sous la neige qui tombe.
Sous ces deux groupes, les ouvriers terrassiers, bâtisseurs, tailleurs de pierres, travaillent, passent en chantant, poussent devant eux un chariot dans lequel joue et rit un enfant représentant de l’avenir. Comme Lebrun représentant les artisans de son temps dans la tapisse rie de la Visite de Louis XIV aux Gobelins, Willette n’a eu garde d’omettre, dans une figuration du Paris moderne, les travailleurs d’aujourd’hui, et il se trouve que leurs torses et leurs costumes s’harmonisent avec le reste aux tons clairs et harmonieux.
La tonalité générale du Salut à Paris est ainsi, baignée de lumière, et tous les aspects divers évoqués, ciel du couchant, atmosphère de bataille, hiver de siège, travail d’un jour d’été, se réunissent sans heurt, sans contraste choquant, par la science de la composition, par la vertu de la brillante et légère couleur sur le fond gris d’argent. Une fois de plus, et dans des conditions toutes nouvelles en apparence, ce maître a fait œuvre de maître.
GUSTAVE GEFFROY.
Les Amours des quatre parties du monde tenant une couronne de roses au-dessus de la Ville de Paris. (Fragment de la tapisserie de Willette.)