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L’esprit français…
ADOLPHE WILLETTE
Des dessins, des affiches, la ronde inlassable des Pierrots et des Colombines. Une prière que, chaque année, le mercredi des Cendres, un artiste lit devant ses compagnons. Tout le souvenir de Willette tient dans ce raccourci de la frivolité la plus char- mante à la plus grave oraison. Il aurait cent ans, le 31 juillet, s’il vivait encore. Mais, vivant ou mort, son nom n’est pas oublié.
◆Comment nous le représenter, d’abord? Avec un visage rieur de vieux cabotin, rasé, au cœur toujours jeune, un grand nez aquilin, de longs cheveux blancs s’enroulant sur son cou et moussant en houppe sur le large front dégarni, la pipe aux lèvres, comme l’a silhouetté Bib?
Ou bien, le chapeau rejeté en arrière, auréolant une large figure ouverte, au regard loyal et bon, tel qu’on le voyait quand on le rencontrait sur la Butte?
Ses multiples visages.
Ce serait une gageure que choisir entre ces de prétendre portraits! Willette se plaisait à changer de personnage. seuls Toute sa vie il y a eu un côté potache, un peu clown, en lui: c’était un plaisir, un amusement, pour cet homme, même ayant dépassé l’âge mûr, que de se montrer sous les aspects, les déguisements les plus inattendus. Pas tout à fait par simple fantaisie: ses transformations correspondaient, au fond, toujours à quelque évolution de ses sentiments. Ainsi, quand il se faisait couper les cheveux à l’écuelle, c’était pour ressembler aux vieux maîtres de la peinture flamande. Ou quand il se faisait, un demi-siècle avant Yul Brynner, raser le crâne, c’est qu’il se sentait soudain l’âme des vieux pénitents de jadis. Les Montmartrois l’ont vu tour à tour chevelu et barbu comme Robinson Crusoé, moustachu comme un grognard de l’Empire, le menton aussi épilé que celui d’un notaire. Sur son chef goguenard in plantait, selon son humeur, le bonnet de police d’un sous- off, le sombrero d’un Mexicain, le haut-de-forme de Mylord l’Arsouille ou le béret d’un berger des Landes. Et s’il lui plaisait, comme dans les fameuses vachalcades dont il était l’animateur, de défiler en torero, en carabinier, en doge de Venise ou en flic de la Troisième, rien ni personne n’auraient pu l’en empêcher.
Le fils du colonel.
Sait-on que, s’il l’avait voulu, il aurait peut-être pu faire une belle carrière dans l’armée ? Car son père était colonel et même aide de camp d’un militaire trop fâcheusement célèbre le maréchal Bazaine, ce qui n’entacha nullement d’ailleurs son propre honneur. Léon-Adolphe Willette naquit le 31 juillet 1857, à Châlons- sur-Marne. Il ne s’en tenait pas moins pour un authentique Parisien, dont les aïeux étaient établis dans la capitale dès le XVIII siècle.
Il dut cependant commencer son existence en province, au hasard des garnisons paternelles: Bourges, puis Dijon. C’est à Dijon qu’il fit ses premières études, au lycée. Mais il était très en retard:
A 8 ans, racontait-il, j’étais la honte de la famille, parce que je ne savais pas encore lire. On me donnait des images d’Epinal, dans l’espoir que le désir d’en comprendre le sens me forcerait à épeler les légendes! Mais je comprenais sans l’aide du texte!» Il a toujours compris le dessin, avant tout le reste. Tout petit,
il avait toujours un crayon entre les doigts et il délayait avec sa salive (!) les couleurs sans danger d’une boite de peinture de bazar.
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Il avait 13 ans quand éclata la guerre de 1870. Le colonel Willette dut suivre son chef en captivité, à Cassel. Selon l’usage à cette époque, pour les officiers de haut grade. il était fait prisonnier sur parole et pouvait circuler en ville. Il fit venir près de lui sa femme et ses enfants. Et c’est à Cassel que le petit Parisien, le futur artiste imprégné jusqu’aux moelles d’esprit français, prit ses premières leçons de dessin avec Herr Muller, directeur de l’Académie de Cassel, mais ancien élève des Beaux-Arts de Paris, Il se montra très bon pour le petit Français, et très compréhensif. pressentant sans aucun doute des dons exceptionnels. Quand la famille Willette put rentrer à Dijon, Adolphe ne cacha pas un sincère regret: il parlait toujours avec chaleur de cet Allemand, son premier professeur de dessin.
Une vie d’artiste.
En 1873, enfin, ce fut l’installation à Paris. Et Adolphe put entrer aux Beaux-Arts, où il fut l’élève de Cabanel, le temps de poser le duc d’Anjou pour un tableau du maître destiné au Panthéon, Saint Louis en Égypte, ce qui lui faisait dire Je suis l’artiste entré le plus jeune au Panthéon! En attendant, il se dépêchait de sortir des Beaux-Arts pour ne pas être à tout jamais sclérosé par l’académisme.
Il exposa plusieurs années au Salon, puis abandonna la peinture pour suivre sa fantaisie, qui s’exprimait plus librement par la plume, le pastel ou la litho.
Sa vie d’artiste, pareille à beaucoup d’autres, se raconte-t-elle ? Elle fut une perpétuelle bohème. Elle s’identifie à celle de son type préféré, Pierrot.
Pierrot, c’était bien lui, avec sa face glabre, sa bouche pleine de malice et de bonté et un reste de candeur. Pierrot, dont les compagnons habituels étaient, comme dans ses dessins, les huissiers, les gavroches, les petits trottins et Colombine. Ces dessins, il les sema avec une étonnante prodigalité dans la plupart des journaux de l’époque le Chat Noir, Triboulet, le Rire, et surtout dans le Courrier français, dont les collections demeurent, grâce à lui,
savoureuses à feuilleter. Il composait également des affiches, qui sont aujourd’hui très recherchées par les collectionneurs, bien qu’elles lui aient rapporté
fort peu d’argent. L’argent l’a toujours boudé. Il s’en souciait si peu, vivant sans jamais s’inquiéter du lendemain. On le savait et on a souvent abusé de lui. Il ne touchait, le plus souvent, que des acomptes sur les droits d’auteur convenus et encore ne les obte- nait-il qu’en courant à travers les cafés de Paris à la poursuite des directeurs de revues, ses débiteurs. Quand il était vraiment sans un sou, ce qui lui arrivait fréquemment, il y avait toujours quelque ami pour lui acheter un croquis. Et il était si reconnaissant que pour remercier il truffait ses lettres des plus charmantes illustrations. Un jour, il crut se sentir une âme d’homme d’affaires. Il créa
son magazine à lui, Pierrot. Ce fut la plus lamentable faillite! Il n’a guère connu d’autres honneurs à vie de la fameuse que d’avoir été président de Montmartre et use république d’avoir, à ce titre, distribué, durant de nombreux Noëls, des milliers de jouets aux enfants pauvres, en compagnie de son ami Poulbot.
Il n’a jamais rien demandé, sauf, une fois, quand il posa, sans succès, sa candidature à l’Institut. Mais c’était pour épater les pompiers.
Quand il mourut, à 69 ans, à Paris, en 1926, il était toujours pauvre. Mais il avait su préserver en lui l’âme de sa jeunesse, cet artiste ingénu, се rêveur impénitent qui avait conservé sa vareuse de collégien dans laquelle il avait demandé d’être enterré.
<<< Parce Domine ».
Il avait fait des enseignes, celle de l’éditeur Belin, celle de l’ancien café Bonaparte. Et il avait travaillé à décorer les premiers cabarets artistiques, notamment l’Auberge du Clou. Mais son œuvre la plus célèbre est son Parce Domine (Pardonne Seigneur !), brossé pour le Chat Noir».
Poème et psaume autant que tableau, satire mordante autant que douloureuse prière, merveilleuse symphonie en gris, elle évoque une sarabande effrénée de fêtards, conduite par un Pierrot désespéré, qui est Willette lui-même. Au-dessus des maisons de la Butte, les ailes du moulin de la Galette, aériennes comme des portées de musique, semblent moudre dans la nuit les notes de l’implorant Parce Domine.
Une Prière…
Car malgré la légèreté de certains de ses croquis, cet artiste était un croyant, tout pénétré du sens du péché mais aussi de la confiance dans la miséricorde de Dieu. Sa foi était fort éloignée. heureusement, d’un certain pharisaïsme courant en son temps. A quelqu’un qui lui demandait comment il se représentait son âme, il montra une feuille de papier sur laquelle il avait, en quel ques traits, sans un mot, esquissé une sémillante marquise jaillissant souriante et pomponnée d’une chaise à porteurs. C’était tout un programme!
En juin 1914, lors de l’inauguration du monument de Villiers de L’Isle-Adam, Willette dit à l’architecte Pierre Regnault, le massier à qui l’on doit la fondation des Catholiques des Beaux-Arts: « C’est très bien de prier pour les artistes morts mais ne serait-il pas mieux de prier pour ceux qui vont mourir? »
C’est alors qu’il composa, en juin 1914, cette admirable prière, reproduite ci-dessus, qui, depuis 1926. est récitée chaque mercredi des Cendres, à haute voix, par un artiste connu, écrivain, peintre, sculpteur, comédien. au cours de la messe des Artistes, en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. On se souvient qu’en 1951 elle fut lue par Louis Jouvet, qui devait mourir dans l’année même.
Aujourd’hui, dans plus de quarante paroisses répondant au vœu du grand artiste, se déroule la même émouvante cérémonie. Beau- coup, j’en suis convaincu, ne ne peuvent y participer sans avoir une pensée émue pour celui qui l’a composée.
Cette prière a porté son nom, dans le monde, à plus de célébrité que n’en auraient jamais pu lui valoir ses ses œuvres.
Mais l’une rappelle les autres. Sous les nefs austères des églises, Pierrot et Colombine viennent un instant voltiger pour se mêler à la poussière triste des cendres grises. Et c’est peut-être le plus touchant, le plus vrai des hommages qui puissent être rendus à celui qui a été le dernier Pierrot de Montmartre.
A.-V. DE WALIE.