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A Travers ma vie door A Willette

A Travers ma vie door A Willette. autobiografisch artikel foto’s + illustraties. 12 pag. uit het tijdschrift: Je sais Tout van 15 februari 1921.
Integrale tekst na de foto’s.

A travers ma Vie

ADOLPHE WILLETTE !… Le nom à lui seul suffit à évoquer tout une époque JFUL d’indépendance joyeuse et tout un idéal : L’art pur et libre que guide l’esprit de fantaisie, de cette fantaisie, légère et bien française, dont le souffle drape le manteau de Colombine, et chiffonne la lévite blanche de Pierrot!… Sérieux, quoi qu’il en dise, jusqu’à garder pieusement toutes les vieilles et graves traditions de la famille et du foyer français ; père du délicieux Pierrot et des insouciantes « Cigales » du Paris Montmartrois, décorateur amusé de « L’Auberge du clou », mais auteur également de cet admirable panneau de l’Hôtel de Ville de Paris, Willette fut, sans contredit, le représentant de toute une génération d’artistes à l’esprit clair et amoureux de gaîté, au cœur généreux et simple, à la vie joyeuse, mais magnifique de foi et de courage. Ce sont quelques-uns dès souvenirs de ce grand artiste que l’on va lire ici. —

JEAN D’ESME.

 

Je sais tout veut encore apprendre, de moi, comment je suis venu au monde… (comme tout le monde, pardi !) et ce que je pense de ce monde ! (Je pense qu’il finira mal, parbleu!) Hélas! J. S. T., j’ne suis plus d’ici… j’ m’en vais demain ! Adonc cet article écrit par moi-même va, diablement, paraître nécrologique.

1857, qui a vu mourir Alfred de Musset, Béranger (le bon, c’ti-là !) (Ah ! mon Dieu, comme c’est loin!), est précisément l’année où je suis tombé de la lune, sur cette planète dont Villiers de l’Isle-Adam a dit qu’il se souviendrait pour n’y point revenir. Évidemment, ma naissance, qui a failli se produire à Marseille, ne pouvait compenser la perte du grand poète et celle du bon chansonnier, mais mon avenir a été certainement assuré dès mon berceau par les dons d’une bonne fée qui a été ma mère. C’est grâce à elle et aussi à mon père, alors capitaine et aide de camp du général de Neujlly (i) que je dois de faire encore ce qui ne se fait plus guère au jour d’aujourd’hui.

Désigner, légèrement du menton, les passants au lieu de les montrer du doigt.

Mettre la main devant sa bouche quand on bâille.

Écouter patiemment les vieilles gens, respectueusement les véritables notoriétés et leur céder le pas en les saluant^ — S’excuser quand, par inadvertance, on a marché sur le pied de son prochain. — Mettre, dans sa poché, les épluchures de l’orange qu’on goûte dehors, au lieu de les semer sur le trottoir. — Faire son devoir sans le copier sur celui de son voisin et encore moins le signer après, pouf un sucre d’orge, l’avoir fait faire par un condisciple nègre. — Admirer et aimer la femme corps et âme. — Enfin, avant que de l’entamer, faire sur le pain quotidien, le signe de la Croix… geste qui, dans une sécurité toujours précaire, vous fait penser aux pauvres.

D’ailleurs, mes bien-aimés parents avaient prouvé, pour mon dressage, une aide efficace dans l’imagerie d’Épinal qui, alors, n’incitait pas à la sauvagerie du Far-West, mais nous excitait, nous autres gosses, à continuer les traditions d’amabilité et d’honnêteté françaises. C’est aussi à ces chères images dont j’ai, par bonheur et pour celui de mes enfants, gardé la collection, que je dois mon goût pour le dessin. De mon temps, les allumettes chimiques qui prenaient instantanément, oui, madame, faisaient l’inquiétude des parents forcés de s’absenter. Eh bien ! grâce à mon amour du crayon, les miens pouvaient, sans crainte, me laisser seul au- logis. Sans connaître le Ba Be Bi Bo Bu, je comprenais le sens de mes belles images, mais cette faculté, ignorée même de certains lettrés, ne suffisant pas, je fus mis demi-pensionnaire à l’Institution Boni- face, 18, rue de Condé, charmante école dont le directeur était un certain Martin- Bâton… oui, mes enfants ! Mais pourtant le souvenir cuisant de mon séjour dans cette pension, n’est rien auprès de celui de. mon internat qui a- duré huit années au lycée de Dijon.

(1) Alors commandant la division à Châlons-sur- Mame, où il fut tué par l’aide de camp qui venait de remplacer mon père.

Une jeunesse compromise peut se rattraper .encore dans la suite, mais on ne peut jamais, à moins de devenir centenaire, retrouver la joie de l’enfance du fait qu’elle a été comprimée par une incessante terreur. Les conséquences de cette éducation, bonne pour la maison de correction, ont influencé fâcheusement sur l’avenir de ma génération : elle a fait, ,de nous, des timides dont ont abusé cruellement aussi bien les vieux arrivés que les jeunes arrivistes !

DE L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS A LA BUTTE DE MONTMARTRE

T ce fut, pour commencer, comme autrefois, les martyrs dans le cirque romain, que je fis mon entrée dans l’École des Beaux-Arts à l’atelier Cabanel. Non, certes, ce n’étaient pas des lions, mes nouveaux condisciples qui me firent aussitôt regretter ceux du Bahut, mais la plupart se livraient, de telle façon, aux ébats d’un art simiesque que je pensais travailler dans le Palais même des singes ! Alors, malgré le veto de mon père et l’affectueuse sympathie que me témoignait mon toujours vénéré maître Cabanel, je quittai, sans regrets, au bout de trois ans, l’École pour aller, en province, faire de la décoration avec un paysagiste, Jean d’Alheim, auquel m’avait présenté Alphonse Daudet. C’est donc à ce grand et délicieux écrivain que je dois cet heureux changement de direction dans ma carrière artistique. C’est alors que j’ai commencé à fréquenter des écrivains tels Paul Arène, Banville, Léon Valade et je n’ai qu’à me louer du bonheur et de l’honneur de les avoir connus. J’ai vécu également avec ceux qu’il était convenu d’appeler « les ratés » (?) et je m’en suis aussi heureusement trouvé, d’abord parce qu’ils étaient généreusement de bon conseil et que surtout ils nous donnaient l’exemple d’une admirable résignation.

Ici, qu’on me permette de souffler… le temps de guérir d’une terrible fièvre typhoïde, grâce aux bons soins de mon frère aîné, le docteur, et… je reviens à moi. La seconde fois que je vis la « camarde » de près, ce fut pendant le dur hiver de 1879 : coiffé d’un bonnet de soldat serbe, revêtu d’une gâteuse et botté, j’allais rue de Seine, vers les six heures du soir, voir un mien cousin, étudiant, et voici qu’après avoir gravi six étages, ma distraction m’a fait tromper de maison. A l’instant même, sur le palier, apparaît, chandelle à la main, line jeune bonne qui s’effraie de me voir. « Rassurez-vous, mam’zelle, que j’lui dis, je m’ai trompé de maison, je viens seulement de m’en apercevoir 1 » Mais la sotte, se mettant à hurler : « Au voleur !» je dégringole les escaliers, moitié par la rampe, cependant qu’à chaque étage, les portes s’entr’ouvrent et j’arrive devant la porte cochère refermée et la concierge sur le qui-vive : a Qui êtes-vous, misérable ?… » me crie-t-elle. Oh, alors, entendant la folle descente des locataires et les cris : « Arrêtez-le !… arrêtez-le ! ». sans plus d’explications, je m’élance et les deux mains crispées vers le cou de la concierge : <è Ouvre-moi ou ’ je t’étrangle ! » et, par la porte aussitôt entrebâillée, je file, non sans avoir’ entendu : « Ah ! si mon mari était là ! » Et, sans plus tarder, comme un voleur… par erreur et comme un assassin par nécessité, je m’engouffre dans la maison voisine, la vraie. Encore tout ému du danger vrai ment couru, je le raconte à la concierge qui me connaît et je parle de futures représailles : « Ah! mon pauvre monsieur Willette, n’en voulez pas à ma voisine… hier soir, toutes les chambres de bonnes ont été cambriolées f » Alors, je pense : ben, mon colon, ton affaire était réglée si les locataires t’avaient rejoint et t’as bien fait de faire le geste de l’assassin !

Treize ans après, je rêvais de tordre le cou à un misérable, un homme d’affaires, l’assassin démon journal « Le Pierrot, » tandis que, dans son cabinet, il me lisait avec une pédanterie grotesque, des papiers désastreux pour moi et mon pauvre journal Le Pierrot. Mais, heureusement pour nous deux, je me mis à rire à l’idée que ce serait comme à Guignol et le vilain bonhomme, furieux de me voir rire n’a jamais connu le motif de ma gaieté. « J’ai rêvé ma vie !» a dit en mourant le poète Paul Arène ; à la vérité, c’est le rêve qui faisait, de nous, des résignés si joyeux mais incompris.

(tekst onder de foto p. 153): Une des premières réunions de la Société du Cornel, après un déjeuner offert à  MM. Courteline et Georges d’Esparbès pour fêter leur décoration, en 1897. Sur ce cliché, on remarque Willette (1) tenant le cornet-symbolique, Courteline (2), Georges d’Esparbès (3) et joyeusement assis, le bon chansonnier Marcel Legay

 

(tekst onder foto p. 154): La pension Boniface, ou Willette, enfant, fit ses premières études. Le jeune Adolphe se trouve en haut, à gauche du groupe, la tête appuyée sur la main du maître

 

(tekst onder foto p. 155): Le -vieux cabaret du « Chat-Noir » qui tenait ses assises boulevard de Rochechouart, sous la direction de Rodolphe Salis et que fréquentaient Willette et les artistes de la Butte

Nous, les jeunes, nous n’avions pas l’accueil de ces modernes galeries dont le luxe choucroutard en impose au bon sens et au goût français ; nous n’avions pas, pour nous exalter, de ces apôtres bolcheviks dont le verbe, aussi espérantiste que menaçant, affole le bourgeois, parce qu’à la vérité, nous n’avions, en art, aucune théorie à développer, sinon le chant qui accompagnait notre travail comme il accompagne celui de Mimi Pinson… Mimi Pinson!… Ah! laissez-moi vous conter, d’après Verlaine, qui ne l’a pas écrite, une bien bonne sur notre délicieuse petite amie.

Un matin, après s’être levée plus tard que de coutume, et pour cause, la pauvrette a trouvé, dans sa cage, les pattes en l’air… mort, dom Serinos… son serin, son gai réveil matin, l’accompagnateur de son chant ! Après l’avoir couvert de baisers et de larmes, elle se demande ce qu’elle va faire du petit corps aux plumes hérissées… Toute éplorée, machinalement, elle le met dans son manchon et descend de son sixième. Et voici que, parvenue sur la place du Panthéon, et tout en longeant le monument de Soufflot, il lui vient cette inspiration : Retirant de son manchon la pauvre petite « crotte en or » et, après un dernier baiser, elle la lance dans un soupirail : « Va, mon chéri, dit- elle, va reposer avec les grands hommes ! » Ia vieillesse n’est pas comme la mort, un malheur certain, et voici que je n’ai pu échapper à la première, à ma grande stupéfaction, car je crois bien avoir tout fait’ pour l’éviter, d’ailleurs, comme tant de pauvres camarades, qu’en me retournant vers la brume du passé, j’aperçois tombés, en route, avec le sourire et une poignée de fleurs dans leur main crispée I Je dois, à la vérité, avouer que les poètes, * les peintres qui, sous la voie lactée, cheminaient sur la route de bohème, ne cueillaient pas que des fleurs et, si beaucoup d’entre eux sont restés en arrière, c’est qu’ils allaient, trop souvent, grappillonner ans les vignes du Seigneur… Toutefois, sous l’influence d’Edgar Poë et celle de notre camarade Maurice Rollinat, nous avions souvent de la gaité un peu macabre.

(Tekst bij de foto’s op pp. 156/157): Autour de cette curieuse photographie, qui représente Adolphe Willette en hussard de l’Empire et qui fut prise, voici quelques années au Bal des Quat’z’arts, nous avons groupé l’artiste en différentes poses et en différents costumes. – (1) Le voici en lutteur dans une fête de La Vache enragée. – (2) le jour où il reçut la Légion d’honneur, ses amis le vinrent féliciter, cependant que le colonel d’un régiment de Courbevoie, avait prêté deux authentiques tambours pour la cérémonie. – (3) Willette peint par lui-même et (4) par Raffaëlli. – (5 et 6) Deux clichés plus récents du peintre, le médaillon de droite le représentant avec des favoris. (Photo Otto)

Ainsi, au cabaret du « Chat-Noir »… le borgne… celui du boulevard extérieur, dont, un jour, l’huis exactement clos portait extérieurement cette inscription macabre : « Fermé pour cause de décès ». C’était censément le diabolique cabaretier qui venait de mourir avant que de naître… gentilhomme ! Oui, il avait l’imprudence de renouveler la sinistre facétie que fit l’empereur Charles-Quint, curieux de connaître, avant la mort définitive, le jugement de la postérité. Inutile de dire que l’idée du cabaretier fut accueillie, avec le plus joyeux empressement, par nous tous, si fervents du rêve. Sans fleurs, ni couronnes, le noir catafalque entouré de quelques lumignons était dressé au milieu du cabaret, cependant qu’une religieuse, qu’à son gros nez on reconnaissait pour être le peintre Signac, priait et qu’un autre artiste jouait du serpent avec un arrosoir. Puis, ce fut la série des discours. – Ah ! quels, panégyriques entendit « Poil Maudit » (Salis était roux comme capitaine Renard) du coin où il s’était terré pour… rire jaune !

AU VIEUX « CHAT-NOIR »

IENS !. il neige, si qu’on entrerait au « Chat Noir » ? On s’attend à y entendre développer d’invraisemblables théories sur la vie, sur l’art, écouter les aigres propos et les débinages de ratés envieux ou les folies de jeunes arrivistes… Eh bien! Une fois entré, voici ce qu’on y voit quatre matous et une petite chatte attablés devant une unique absinthe ! Ils sirotent, dans le même verre, à tour de rôle, le vert breuvage… c’est une purée pour quatre purées… peut-être, mais c’est plus sûrement pour faire endéver ce « vieux frère Rodolphe » qui tient tant à ce que chaque place rapporte.

C’est un après-midi d’été, il fait -beau dehors… pourquoi donc ces jeunes gens restent-ils enfermés? Ah! voilà… c’est qu’ils jouent à être dans le train…, en chemin de fer et que, voyageurs, ils font connaissance : « Pardon, mademoiselle, l’odeur du tabac ne vous incommoderait pas ? — Au contraire^ monsieur, je vous prie même de me rouler une cigarette ! — Vous permettez, gentlemen, que je baisse la glace ?… Quel beau coucher de soleil ! » Enfin, ce sont toutes les banalités d’une conversation engagée entre inconnus Enfermés dans le même compartiment. N’ayant pas les moyens d’aller à la campagne, ces artistes déjà hirsutes se donnent, comme les enfants qui y jouent, l’illusion d’être en chemin de fer pour aller villégiaturer !

Eh bien! ces étranges consommateurs bien inattendus dans ce milieu réputé littéraire et artistique, n’étaient autres que des peintres s’amusant à jouer au voyageur, aux dépens d’un beau poète qui, dans un accès de rage, les avait foudroyés de son mépris.

« Le Chat-Noir » n’était pas une Société organisée ni un cercle fermé, y entrait qui voulait et sans courir le risque d’être brimé grossièrement, genre inventé et exploité plus tard par Aristide Bruant. Malgré les carrières et les talents divers, ce n’était pas non plus, comme on l’a cru, une chapelle d’admiration mutuelle, pas plus une école. Les meilleures choses pouvaient y éclore sans même étonner les confrères et les familiers du lieu ; il arrivait parfois d’entendre l’étranger connaisseur, après un entretien avec l’un de ce^ artistes, s’exclamer ravi : « ÏI ne-sait pas qu’il a du talent !»

Mais si, au « Chat-Noir », l’encensoir était chose inconnue, il arrivait quelquefois que la plume se prenait de bec avec le crayon et le menaçait de la gomme à effacer. Emile Goudeau, qui est peut-être un grand poète, avait le tort d’hésiter entre Montmartre et le Quartier-Latin où il avait fondé le club des Hydropathes. Il croyait encore au boulevard, à la nécessité de fréquenter le cercle !… Nous le gardons pour nous et nous laissons au boulevard, c’est-à-dire à Paris, la honte de l’avoir méconnu !

Emile Goudeau, qui signait : « A. Kem- pis », les charmantes chroniques de notre journal, était le boute-en-train du «Chat- Noir » ; c’est lui qui haranguait, et mieux que Salis, la foule à l’intérieur comme à l’extérieur ; mais trop souvent, hélas, quand la « Vierge verte » l’y incitait et quand le Boulevardier réapparaissait en lui, il prenait mal les plaisanteries des peintres qui tiennent forcément un peu de l’ouvrier. C’était donc dans un départ furibond qu’il nous avait crié : « Je descends au Boulevard ! les peintres sont des fils de concierges ! » Parole imprudente ! car, le lendemain, en descendant la rue Lepic, j’aperçois un déballage à la porte d’un chapelier : c’est des calottes à gland dont la vue et surtout le bon marché me donnent l’idée de la farce à faire. J’achète plus loin des tabliers bleus et, nanti de ces objets, j’expose mon projet de vendetta à mes confrères qui l’adoptent d’enthousiasme. Nous écrivîmes même sur un écriteau accroché à la porte du poète : « Parlez en vers, au concierge ». C’est ainsi que nous devînmes pipelets, à la grande déception de ceux qui venaient voir et entendre des artistes ; et comme ça nous amusait follement, la blague dura jusqu’à ce que Salis, exaspéré, demandât grâce pour le poète qui en rigolait. Nous fûmes, dès lors, sages, si sages que Salis nous gratifia d’une harangue pleine de louanges.

A vrai dire, Salis, baptisé, par moi : « l’Âne Rouge», était lui-même très’ farce, mais il l’était à la façon du camelot et ses trouvailles, dans la drôlerie, n’étaient pas toujours heureuses. Ainsi, quand, malgré nos remontrances, à la suite d’un lâche et ignoble attentat commis sur le confrère d’un grand quotidien, il fit faire des verres en forme de vases de nuit pour y servir sa détestable bière aux clients, en annonçant comme son garçon, cette consommation sous le nom de la victime ! Cette plaisanterie, parce que sans doute tenu pour complice, me coûta la’ cessation de ma collaboration à ce journal : pour me consoler, le fâcheux cabaretier me confia que, par ce moyen, sa détestable bière coulait à flots !

Quant à la « fameuse blague vestimentaire », la même qui fut rappelée, à l’Académie, dans un discours de réception, elle consistait à revêtir, de l’habit d’académicien, les garçons du nouveau « Chat- Noir » et l’idée en revient Uniquement au génie charlatanesque du gentilhomme cabaretier. Nous, les jeunes, nous avions la licence de blaguer nos anciens arrivés. Hais, à Emile Goudeau, à Henri Rivière et à moi, il nous apparut inconvenant de mêler la valetaille à nos plaisanteries. Mais Salis ne voulut rien entendre et, à la renommée de l’œuvre d’art à laquelle il devait tant, il préféra encore l’éclat d’une réclame scandaleuse. Et ce qui doit soulever l’indignation, c’est d’apprendre que cette idée d’amuser le client avec cette pitrerie de garçons de café déguisés en académiciens lui est venue peu de temps après qu’il eut tué, oh ! involontairement, dans une bagarre devant la terrasse de son cabaret, l’unique garçon qui y servait.

(tekst onder foto p. 159): Une des dernières toiles d’Adolphe Willette ou le maître a campé, en un décor modernisé, la cigale prodigue à côté de l’enfant Jésus

LES COMMENSAUX DU « CHAT-NOIR »

L arrive ‘que d’aucuns, confondant les deux « Chats-Noirs », le premier étant celui du journal qui portait le même titre et s’y composait, le deuxième étant essentiellement chansonnier et théâtral, ont reporté à celui du boulevard Rochechouart, le confortable de celui de la rue Victor-Massé. Or, au vieux « Chat-Noir », il n’y-avait pas.de cuisine, par conséquent as de table dressée, comme au Palace cabaret, pour les premiers collaborateurs, lesquels payaient exactement, inexorablement, leurs consommations auxquelles, seul, avait droit ainsi qu’au paquet de tabac, notre rédacteur en chef, Emile Goudeau. Je puis même ajouter que Salis nous refusait tout crédit. « Arrange-toi avec mon garçon ! » Les dessins fournis au journal Le Chat-Noir n’étaient pas rétribués et, quant à la peinture décorative, elle l’était au prix que se vendait le beurre à cette époque ! La grande toile Parce Domine qui figurait dans le fond de la salle, m’a été payée deux cent cinquante francs et encore, difficilement, en deux fois !, Mon carton pour le vitrail, 1 La Vierge verte, qui flamboyait .à côté de la porte d’entrée et l’enseigne du cabaret. également de moi, ont été considérés comme rentrant dans la catégorie des dessins à l’œil ! Il faut dire qu’aux premiers temps du-« Chat-Noir », sachant que notre ancien camarade d’école avait plus d’or dans ses poils que dans ses poches, nous nous contentions de la joie de voir imprimées nos œuvres refusées partout ailleurs et nous ne lui en demandions pas davantage. Mais une fois, le succès ayant permis à Salis de s’établir dans un grand hôtel et, plus tard, d’acheter un château celui de Naintrée, près Châtellerault, nous avions nous, autres, les fondateurs de sa fortune, toute raison de compter sur une reconnaissance rétroactive. Mais, déçus, ayant le dégoût des boniments de ce . Gaudissart imprésario et -celui de sa grotesque figuration, nous quittâmes, en plein succès, le cabaretier devenu « gentilhomme » ! Si je m’étends, un peu longuement sur. ce célèbre cabaret aussi lointain que notre jeunesse, c’est qu’aujourd’hui il en est beaucoup parlé et qu’il court, sur lui, des légendes assez fausses ou assez injustes pour qu’elles soient à mon détriment et à celui des camarades de talent qui sont tombés sur la route où il était sis avant sa réhabilitation.

Un journaliste m’a accusé de cracher sur la tombe de Salis ! Or, c’est de son vivant, que j’ai dit à lui-même, écrit et dessiné ce que je pensais de lui. A l’époque, parut, dans Le Courrier Français, la page hilarante où je le représentais en Âne Rouge, surnom qui lui resta. Un jour que je passais rue Victor-Massé, mon confrère Lebesgne qui, au même instant, sortait du Cabaret, m’accosta pour me prévenir que Salis faisait exécuter, par un peintre, Saunier, un grand tableau d’après un dessin de moi, paru autrefois dans le journal Le Chat-Noir, c’était un dessin mélancolique : La Mort de Pierrot ! Je pénétrai aussitôt dans le cabaret et, voyant le faux, je le crevai à coups de canne, malgré les protestations de Mme Salis !… car Salis, heureusement pour lui comme pour moi, n’était pas là. Quand je revins avec le commissaire de police, M. Bénezech, il n’y avait déjà plus aucune trace du délit et Salis, qui était rentré, soutint que je devais avoir été victime d’une hallucination ! Malgré le pardon qu’on doit au mort, je crois devoir, à la mémoire des pauvres ouvriers de la ‘ première heure, détruire la légende qui fait de Salis un brave homme… un Mécène!

Ainsi, pour cet autre soi-disant Mécène, Jules Roques, le directeur du Courrier Français, auquel nous ‘avons, , durant vingt-cinq- ans, collaboré, en quémandant chaque jour nos modestes honoraires !… N’est-il pas vrai, Raoul Ponchon, Lunel, Louis le Grand et vous-même, pauvre Heindbrick, dont les dessins clamant, dans le journal même, votre misère, répondent pour vous ? C’est cette situation invraisemblable qui nous assurait, sinon le pain quotidien, du moins l’indépendance de notre pensée, qui me permit, par ses effets sur le présent, de commencer, ainsi, ma déclaration pour l’impôt sur le revenu.

«La notoriété n’implique pas la prospérité : Ainsi on a vu le .Dante, la couronne de lauriers sur la tête, aller demander crédit chez l’épicier et François Villon, plus simplement, dévaliser le sien…»

Et si nous ne désespérons pas, c’est qu’à l’exemple de ces grands valeureux, nous continuons notre marche sur le dur chemin de la vie, guidés par l’Art qui est la lueur certaine du miroir étincelant de la Vérité et, qu’une fois parvenus à l’étape, nous espérons avoir mérité de baiser la Main trouée qui, comme dans un cadre précieux, détient ce miroir.

A un brave poilu, écrivain de talent, qui se plaignait des propos, exaspérants ‘par leur bêtise, que le civ’lot lui tenait, tandis qu’il venait en perm à Panam, j’écrivis ceci :

Écoute, cher poilu, écoute-moi, j’vas te dire eune bonne chose : ce civ’lot de la bêtise duquel tu souffres quand tu viens en perm… eh bien! c’est le même qui m’aura fait enrager tout le temps de mon congé sur cette terre ! C’est le même qui, devant le kiosque à journaux oh sont exposées mes dernières œuvres, m’arrête du bout de sa canne, pour daigner s’informer de moi : « Qu’est-ce que vous faites, maintenant? Travaillez- vous ?… » C’est le même, influencé par une notoriété acquise, malgré lui, qui me dit : « Hé oui! parbleu, vous avez du talent! mais vous êtes trop Français !… je voudrais vous inviter, mais voilà… j’ai de la famille !… » C’est le même qui, dans une conversation, m’entendant citer une pensée de La Bruyère, émit sévèrement : « Çà, c’est encore de l’esprit de Montmartre! » C’est le même qui, après avoir eu connaissance de mes dessins offensifs contre les ennemis d’hier de mon pays ci-contre ceux de demain, me posait cette question : « Que vous font donc ces pauvres Allemands ? » C’est le même qui, me regardant peindre, coupe mon enthousiasme désintéressé d’un : « …Et ça, ça vous est bien payé? » C’est le même, oui, vieux frère qui, me voyant à cinquante ans, décoré du ruban rouge, saisit le revers de mon habit et, me regardant profondément dans les yeux, me souffle ceci : « Et on est sérieux, à présent ?… »

Si être sérieux consiste à gagner beaucoup d’argent, voici une anecdote authentique qui prouve qu’il m’eut été facile de faire fortune sans peindre ni dessiner. L’autre soir, en revenant du théâtre, je me trouvais, avec ma femme, dans le métro oh nous eûmes le plaisir de nous rencontrer avec un de mes amis, marchand de tableaux,” sa femme et sa belle-sœur. La femme de mon ami dit à la mienne : « Vous savez, madame Willette, j’apprends l’anglais! » et ma femme de lui dire que notre fille aînée l’apprenait également et qu’elle était l’élève qui, de tout le cours, d’après le professeur, prononçait le mieux cette langue des dieux. Alors, moi, histoire de rigoler : « Ce n’est pas étonnant avec l’appareil que nous lui avons fait mettre dans la bouche! » Pour lors, la dame belle-sœur qui apprend aussi l’anglais de s’écrier ravie : « Il y a donc un appareil pour bien prononcer l’anglais ! » — Parfaitement, madame, cet appareil existe si bien qu’il nous a épargné la dépense et le chagrin d’un long séjour de notre chère enfant à London! — Oh! dites-moi, monsieur, comment s’appelle cet appareil et oh peut-on se le procurer ? » Et moi de lui donner le nom et l’adresse de l’excellent dentiste qui a entrepris de remédier à la dentition défectueuse de ma fille! Eh bien! ce soir-là, j’ai eu la sensation que j’avais la fortune à la portée de la main. La crédulité spontanée de celte dame étant celle de la masse, je n’avais qu’à faire confectionner un appareil quelconque pourvu qu’il fut en or aussi quelconque et grâce à une habile publicité, on l’eut bientôt vu briller dans tous les palais !

■ Ah !… et puis barca !… comme dit Croquebolle, le soldat résigné de Courteline.

Votre main, critique bienveillant, et de tout cœur, merci pour m’avoir, depuis déjà longtemps, assisté, soigné, encouragé comme un lutteur quelquefois bien près de défaillir sur le ring!… mais permettez- moi de vous dire que je ne suis le neveu ni de Watteau (i) ni de Fragonard… mon oncle était hussard !

Tiens, c’est vous, docteur… bonsoir, docteur ! je somnolais en rêvant au passé et voici que votre présence me permet d’espérer en l’avenir ! Oui, sans fièvre, pas même celle du succès prochain. Procurez-moi seulement encore le temps nécessaire pour voir l’inévitable réaction en faveur de notre jeunesse si maltraitée par nous-mêmes et par les autres ! Merci, docteur !… bonsoir, docteur ! »… Qui va là.? Ah! c’est toi, mon cher curé, assieds-toi là, tout près de moi!… Alors, tu dis ?… au Paradis ?… vrai !… tu crois que je pourrai dessiner, peindre… éternellement !.!… »

  1. WILLETTE.

(x) Le Pierrot de Watteau, c’est Gilles.

Lire : Feu Pierrot, de A. Willette. Floury, édit.

(tekst onder foto p. 161): Une toile ou les Pierrots, chers au maître, figurent en une ronde joyeuse et qui fut brossée pour être marouflée au plafond du music-hall La Cigale. On reconnaîtra les traits de l’artiste sur son escabeau, la palette en mains.

 

(tekst onder foto p. 162): Fac-simile du spirituel faire-part que Willette dessina pour annoncer à ses amis la naissance de sa fille Anne

 

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