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WILLETTE
“Il est onze heures cinquante-cinq du soir, Willette se promène sur le boulevard extérieur; il chante, donc il pleut :
Je suis un petit garçon
De bonne nature
J’aime bien fumer la pipe
Et boire du vin nature…
Survient un gardien de la paix qui empoigne notre perturbateur et le conduit devant le commissaire. Celui-ci interroge le prévenu: Mon père se nomme le Colonel Willette, il habite un petit coin à l’Hôtel des Invalides que le grand roi fit construire pour le musée d’artillerie, pour l’administration, le télégraphe, l’armée active, l’intendance, pour le peintre qui fait le portrait de Faidherbe, pour la sellerie de la Garde Républicaine, pour…
- Assez, votre domicile?
- Voie lactée, étoile N° 5.09000.000, septième ciel.
- Votre profession?
- Pendant huit ans, j’ai fait reluire des fonds de culotte au lycée de Dijon (1868-75), à présent je fais des bonshommes pour le Figaro, le Chat Noir et le Courrier Français. Je fais aussi de la peinture à l’essence sur les murs du cabaret du Chat Noir, de l’Auberge du Clou, quelquefois même pour le Salon, quand nos Messieurs y consentent.
- Avez-vous au moins un patron qui puisse répondre de vous?
- Mon maître était Cabanel à l’école des lézards (laids arts!)”
Tel est le portrait que fit de lui, dans un numéro du Courrier Français, Willette dit Pierrot qui fut l’artiste le plus connu des Parisiens de Montmartre et de qui Léon Bloy disait quand on prononçait le nom de Watteau à son propos: “L’oncle c’est Watteau, et le neveu c’est Adolphe Willette…”
Willette, semblable à Banville, évoqua bien Pierrot il fut un tendre, å idées drôles, un rêveur amoureux de la Lune; mais à son crayon fut attaché le fouet de satirique qui claque et cingle parfois.
Son œuvre est considérable, non seulement par la signification et la portée mais encore en dépit des légendes qui tendent à le représenter comme paresseux, par l’étendue et la variété. Si l’on se reporte à tous les dessins qu’il publia dans divers journaux et dans le sien propre le Pierrot, aux livres qu’il illustra, aux peintures et aux lithographies qu’il exécuta, il faut convenir que ce n’est pas une affirmation de complaisance.
Dans ses œuvres de début, il s’en faut que tout soit d’une égale valeur et comme le dit fort justement Arsène Alexandre: “Même dans certaines pages où s’affirmait déjà son amour de la grâce mutine, il n’était pas arrivé encore à cette supérieure élégance, à cette sensualité spiritualiste, qui sont les caractères de son dessin et de son inspiration”. Mais dans Pauvre Pierrot, pourtant que de trouvailles, que de philosophie gouailleuse et résignée!
Sa maîtrise ne tarda pas à s’affirmer et dès lors lui permit toutes les audaces, car il y a de tout dans Willette: fantaisie, histoire en images, femme; il fut le porte-paroles du gavroche français, entrevoyant je ne sais quelles danses macabres, imprégnant quelques unes de ses productions d’un rictus caractéristique et osant introduire dans notre caricature, qui l’avait sans cesse repoussée, la Mort, cette grande niveleuse.
Willette sut aussi placer l’amour au milieu des plus honteuses promis- cuités: en son œuvre règne un sentiment des plus poétiques, mélange de douceurs et de sentimentalités bizarres. Telle planche, comme le Si j’aurais su!, une fille bouleversée à la vue de la communiante qui vient s’asseoir à ses côtés, sur un banc du Boul’ Extérieur, est une page empreinte d’une grande philosophie et d’une merveilleuse qualité d’expression graphique.
Pierrot excella dans l’historiette, ayant comme Grévin le don d’animer figures et personnages avec un trait concis, net, coloré; mais il se surpassa dans le dessin enfantin si difficile à concevoir et à exécuter. C’est un plaisir aussi de voir ses fillettes aller et venir à travers ce Paris où elles naviguent, fières, heureuses, descendant de Montmartre à la conquête de la vie et du rêve. avec leurs ombrelles et leurs sacs, comme il les fit vivre dans ses “Giboulées d’Avril”.
N’oublions pas que le bon Willette chanta les événements, célébra le vin et railla les sots, mais qu’il rêva surtout de belles pages de charité, d’amour et de colère, qu’il aima les faibles, les persécutés, qu’il eut des traits de rayonnante bonté, qu’il eut la haine vigoureuse de l’égoïsme, de l’accaparement, de la sottise surtout, de la monstrueuse et épaisse sottise, étouffant sous elle toute délicate inspiration. Willette ne fut pas à vrai dire un caricaturiste, il fut un remarquable humoriste doublé d’un très grand poète.
Maurice MONDA.