ADOLPHE WILLETTE
La mort de Pierrot ! Que de fois, du bout de son crayon ou de son pinceau, Willette a imaginé la scène macabre, tendre, tragique ou simple ascension du pâle rêveur vers les étoiles! Et, cette fois, c’est la vraie fin, la seule à laquelle il avait peine à se résigner, la mort de vieillesse, sur le lit d’agonie, dans un temps qui, depuis longtemps, n’était plus le sien. Car Pierrot, c’était Willette lui-même avec sa face glabre, sa bouche mince pleine de malice et de bonté et ce regard qui livrait tout un fonds de candeur. Après une vie imprévoyante, après avoir jeté à pleines mains sa fantaisie, ayant beaucoup produit, peu gagné, et n’ayant surtout rien su garder, il est parti en vrai fils de la bohème. Avec lui se clôt l’histoire du Montmartre d’autrefois, celui des artistes, avant la conquête de la Butte par les étrangers.
On a tant dit qu’il était fils direct du dix-huitième siècle que c’est une banalité de le répéter; mais c’était un dix-huitième évadé des alcôves, qui avait poussé les verrous pour les ouvrir, pour descendre dans la rue, celle des faubourgs. L’effronterie, avec lui, s’était démocratisée. Les pentes de Montmartre avaient remplacé le mystère des beaux parcs et les berceaux de verdure étaient devenus des guinguettes. Colombine, irrévérencieuse et très peuple, avec une grâce souvent charmante et toujours chiffonnée, y répandait la joie de sa jeunesse, les jupes en l’air, soulevées par le vent de la Butte, envoyant promener d’un coup de pied tous les préjugés. Son domaine s’étendait de la petite chambre d’hôtel meublé aux arbres du cimetière qui, avec le Moulin de la Galette, suffisaient à ses rêveries champêtres.
Elle ne comprendrait rien aux mélancolies romantiques de Mimi Pinson, dont elle a cependant hérité les élans tendres, la sensiblerie facile. La rue l’a familiarisée avec les réalités. Ses comparses sont, outre Pierrot, le croquemort, joyeux vivant, le potache qu’elle débrouille, le fantassin gauche et glorieux, l’huissier rapace et exécré, et ce petit trottin qui n’est autre que sa sœur avec la même âme folle, grisée de jeunesse. Et la comédie ne va cesser de se dérouler pendant près de quarante ans, pas très renouvelée, mais avec une gentille fantaisie, brodant sur des thèmes simples.
C’est au cabaret du Chat Noir qu’elle commença. Willette y décora les murs de son fameux Parce Domine, cette grande toile pitoyable aux victimes de la fête qui entraîne dans son tourbillon endiablé Pierrot jusqu’au suicide, puis, dans son cercueil, l’envoie dans un paradis miséricordieux. L’œuvre, qui appartient aujourd’hui à Mme Belin, est d’une harmonie de gris délicats où s’affirmait un peintre qui avait le sens des valeurs. On retrouvera plus tard le décorateur dans le plafond de la Pensée, également chez Mme Belin, dans les panneaux de l’Hôtel de Ville et dans de petites toiles claires comme des trumeaux de l’art galant du dix-huitième siècle. Mais ce n’est pas là sa vraie voie. Elle est dans la verve dont il anime, après sa rupture avee Rodolphe Salis, les feuilles du Courrier français, exploitant les caprices et les impertinences de sa Colombine, haussant le ton pour crier ses rancunes contre les injustices de la société, ses haines patriotiques. Ces invectives, c’est la partie de l’œuvre de Willette qui a vieilli, cette philosophie de lieux communs qu’il croyait tenir de la tradition des grands satiriques. Le sourire chez lui le valait mieux.
A peine était-il payé. Et son dû, ce n’est que par acomptes qu’il le touchait en poursuivant son directeur dans les cafés. Quand il était sans le sou, des amis lui achetaient une œuvre. Et il se libérait par surplus en prodiguant ses dessins sur les lettres qu’il leur écrivait, sur des menus, invitations, cartes de naissance. Son langage était le crayon et en reconnaissance fut prolixe. Ses vignettes étaient charmantes, pleines d’invention, d’une grâce légère et, par là, il continue les Gravelot, les Eisen, les Cochin. Ce n’est pas là son moindre bagage.
Willette n’était pas au bout de ses déboires; il erat saisir la fortune en ayant un journal à lui, le Pierrot, et il sombra dans la faillite. Il lutta jusqu’à ce qu’il eût obtenu sa réhabilitation, Ce fut la passe la plus dure de sa carrière. Mais rien n’avait altéré son humeur. Il sembla toute sa vie rester en marge de la réalité, ingénu et rêveur comme son ancêtre. Champenois comme lui, le La Fontaine des contes galants. Il vient de mourir à soixante-neuf ans, pauvre et impénitent, avec l’âme de sa jeunesse.
Il faut laisser le temps alléger son œuvre. Elle en a besoin. Mais, dès à présent, on se doute bien de l’accueil que réservera la postérité à cette petite muse libre et impertinente qui personnifia l’esprit et la fantaisie de Montmartre.
JACQUES BASCHET.