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REVUE ENCYCLOPEDIQUE. 18 JANVIER 1897.
Le Cabaret du « Chat Noir ».
Le Cabaret du Chat Noir quitte la rue Victor Massé. 0ù accrochera-t-il son enseigne ? Nul ne le sait ; ce Chat est très mystérieux.
On a beaucoup raconté le Chat Noir. Personne n’a encore écrit cependant l’exacte biographie de Rodolphe Salis, Je veux tenter ici cette besogne. Elle eût, je crois, séduit Plutarque.
Rodolphe Salis naquit en 1852. Il est fils d’un distillateur de Châtellerault, et de noblesse authentique, les Salis ayant le droit de porter depuis le XIIe siècle la couronne comtale. L’un d’eux, Louis Rodolphe, capitaine aux Suisses, installa à lu foire un théâtre de marionnettes, en collaboration avec Fuzelier. Le chanoine Roy nous raconte même, dans ses Mémoires, que le bon capitaine y exhiba des ombres projetées qui plaisaient fort aux dames et aux écoliers. Le gentilhomme-cabaretier avait donc dans sa famille un précurseur et un modèle.
Ses études, fort médiocres, furent attristées par la tyrannie de son principal, M. Papillaud, qui se vantail superbement d’avoir refait la table de Pythagore. An sortir du collège de Châtellerault, où il couvrait de dessins les marges de ses cahiers, le jeune Rodolphe fut placé, à Tours, dans une maison de rouenneries on gros digne da pinceau de Balzac, tenue par MM. Marlin frères. Salis voyagea, comme Gaudissart, et rencontra dans une de ses tournées, à Poitiers, Georges Berry, étudiant en droit, qui venait de fonder, avec André Treille, Dutemple et Paul Marrot, le Journal L’Indiscret. Ce journal parut quelques fois. Notre voyageur donna plusieurs dessins à l’Indicret, s’écria « Moi aussi, je serai peintre! » et vint à Paris aver l’ambition de le couquérir.
Il débarqua au quartier Latin, portant avec l’obligatoire malédiction paternelle un léger viatique fourni en secret par sa mère. Il s’y installa rue de Seine, dans le vieil hôtel de Rome. Ses dieux étaient Delacroix, Cournet, Corot, Géróme. En littérature, il avait voué un culte fervent à Victor Hugo, Balzac, Baudelaire el Gautier. En caricature, il adorait André Gill, Élève très irrégulier de l’École des Beaux-Arts, le jeune peintre travailla surtout an Louvre, où ses modèles furent Léonard, Ingres, David, Botticelli, Fra Angelico, Mantegna.
La chambre où logeait Salis, à l’hôtel de Rome, s’éclairait de deux hautes fenêtres. De l’une de ces fenêtres, il fit, pour In joie des passants, un guignol vivant, au moyen de têtes de cotillon que Iui apportait l’hydropathe Maurice Petit, organiste de la chapelle des Invalides, Ce Maurice Petit avait pour lit un cercueil et couchait dans une chambre tendue de draperies noires parsemées de larmes d’argent.
Salis vécut en cet hôtel de Rome dans la misère et la joie. Sa chambre servait à ses amis d’atelier et même de dortoir Son domestique, petit-fils d’un prince polonais qui fut colonel de la Grande Armée, avait des cartes de visite timbrées d’une couronne princière. C’est à ce moment que Rodolphe fonda l’École vibrante ou íriso-subversive, pour donner de l’importance. à son groupe artistique et surtout pour inspirer confiance auх éditeurs d’imagerie religieuse. L’École fabriquait en effet, pour vivre, des chemins de croix dont on se partageait l’ouvrage afin de travailler plus vite et de toucher plus tôt le salaire attendu. René Gilbert se chargeait des têtes, le sculpteur Wagner des mains, Antonio la Gandara des draperies. Salis brossait les paysages et les fonds.
Quelqus visiteurs de marque furent en rapport avec les membres de l’École vibrante. Du nombre furent le prince Karageorgewitch, l’explorateur Bonvalot et le fils du ministre Persigny. Un proche parent de la famille de Medina-Celi fut à cette époque un des admirateurs de Rodolphe, lui emprunta son chapeau haut de forme et ne le lui rendit jamais.
. N’oublions pas non plus Lebiez, l’étudiant en médecine qui devait mourir sur l’échafaud.
Les créanciers de l’École iriso-subversive venaient parfois chercher de l’argent à l’hôtel de Rome, où il n’y en avais jamais. Salis introduisait alors le débiteurs tragués à la fois se réfugièrent dans ce réduit, Lebiez, stupéfait, s’écria en les voyant sortir « Mais c’est à peine si un corps bien tassé pourrait tenir là dedans! »
La misère augmentait toujours, Salis s’avisa tout de bon d’aller retrouver à Marlotte son ami le peintre Camarroque, qui avait un peu de crédit dans une auberge, Le chef de l’École vibrante fit le trajet à pied, les poches vides, chaussé de hottes à l’écuyère, vêtu déjà d’une redingote grise, portant sur son dos un havresac de soldat qui contenait un costume de den César de Bazan. Sous ces oripeaux, qui ménageaient sa précieuse redingote grise, le jeune artiste allait faire des éludes, la rapière au côté, à la Gorge-au-Loup et à Apremont, Pour se nourrir, il ramassait des champignons dans la forêt et capturait les lapins de l’État. Sa cuisine était établie dans le creux d’un roc.
Il avait pour ami le peintre suédois Tornoë, qui ne connais- sait qu’un seul mot de français, a absinthes, et ne travaillait que la nuit, étant peintre de clairs de lune! Il avait aussi pour ennemi le paysagiste Mouillon, à qui il joue un tour de rapin. M. Mouillon travaillait à un grand paysage. Rodolphe et Camarroque, en une seule séance, changèrent le tableau ébauché on un étrange panorama où l’on voyait des soldats sur un champ de manœuvre, un train en marche, un port de mer, de fameuses usines et la prise de la Bastille… Cette composition étonna tellement un Anglais de passage qu’il la paya un fort bon prix. M. Mouillon, désarmé, résigné, recommença son tableau.
Cette vie de bohème, si gaie à raconter, était en réalité accаblante. Salis retourna chez son père, revint ensuite à Paris, se remit courageuserment au travail, tomba malade et dut reprendre une seconde fois le chemin de Chátellerault, où il se maria. C’était le premier bonheur de sa vie. Les débuts du jeune ménage furent si pénibles que Rodolphe fut sur le point d’accepter pour les Indes un bel engagement de peintre décorateur. Enfin il se décida à fonder & Montmartre un cabaret d’artistes, dans le genre de celui que Laplace avait inauguré avec un plein succès, avenue Trudaine, à l’enseigne de la Grande-Pinte. Le père de Rodolphe voulut bien mettre quelques fonds dans l’affaire. C’est ainsi que fut fondé le Cabaret du Chat Noir, sur le boulevard Rochechouart, à deux pas du bal de l’Élysée-Montmartre. Edouard Rod, fort lie on ce temps avec Salis et les écrivains naturalistes, me ment au joyeux cabaret, où je retrouvais les poètes et les écrivains les plus connus de l’ancienne Société des Hydropathes: Emile Goudeau, Maurice Rollinat, le poète des Névroses et des Brandes, Edmond Haraucourt, ce génial Charles Cros si injustement oublié, notre incomparable Alphonse Allais, les frères Décori, d’Abzac, Harry Alis, F. Champsaur, Gaston Sénéchal, Fernand Icres, F. Xau, Clément Privé, Paul Marrot, Marie Kryzinska, etc.
Ge groupe prit l’habitude de se réunir tous les vendredis, l’après-midi, pour dire des vers. Après de longues sollicitations, le nouveau cabaretier obtint du préfet de police, M. Camescasse, l’autorisation d’installer un piano en permanence. Maurice Rollinat put alors nous faire entendre en s’accompagnant lui-même, grand poète et virtuose incomparable, ses fantastiques poèmes, ses musiques d’épouvante et de cauchemar. A Rollinat succédaient les poètes que j’ai nommés, puis le chanteur-compositeur Georges Fragerolle, le musicien de Sivry, le violoncelliste Tolbecq, le pianiste Tinchant. On applaudit même -exceptionnellement- trois hôtes de passage: Francois Coppée, Aubanel, Mistral. Et quel public d’élite pour fêter ces musiciens dans l’atmosphère joyeuse du Cabaret libre, moqueur, mais bon enfant! Les noms viennent en foule sous ma plume. Je citerai Vallés, Alphonse Daudet, Paul Arène, Sarcey, qui devait passer oncle do l’heureuse maison, Gill, Cladel, Alexis Bouvier, Jules Claretic, l’aéronaute Cappazza, Ginisty, Montorgueil, l’excellent chroniqueur de L’Éclair, Coquelin cadet. G. Bonnel, Trézenick, Puybarand, Paul Alexis, Robert Caze, P. Bonnetain, Bertol-Graivil, L. Montuncey, D Livet, Denise, Luigi Loir, G. Lorin, G. Lefèvre, J. de Marthold, Camille de Sainte-Croix, P. Delcourt, Raffaelli, Dubul de Laforest, Félicien Rops, Villiers de l’Isle-Adam, Maurice Bouchor, Léon Delarue. Ponchon, Lépine, le préfet de police actuel, Auguste Marin, II. Lavedan, général Pittić, A. Dézamy, Robida, P. Lordon, Forain, Rochegrosse, Ogier d’Ivry, Laurent Tailhade, Chabrillat, In bibliophile Uzanne, Paul Eudel, le sculpteur Etchetto, Sapeck, dans tout l’éclat de sa royauté fumiste, Charles Leroy, qui venait de créer Le Colonel Rasmollot, Givierge, Achille Laviarda, roi d’Araucanie, Jehan Lorrain, vėlu d’un complet de velours de chasse, passion né d’argot et d’études de bouges, voulant persuader à tons qu’il couchait -par goût- sous les ponts, dans la fréquentation char mante des plus épouvantables escarpes.
Un pareil public devait amener la foule. Salis essaya ses vendredis contre l’invasion des Barbares. La porte entrebâillée du Chat Noir céda sous le choc.
Le soir, les amis fidèles se retrouvaient dans une petite salle située au fond de l’établissement. Salis la surnomma « l’Institut ». Nous y chantions des chansons, jeunes vieilles, rapportées de tous les coins de France. Bientôt on en composa d’autres. C’est là que devint célèbre A Montmartre, la chanson de Richepin. Bouchor et Tanzi, trop farouche, trop brutale pour être dite en public, mais qui servit de modèle à Bruant pour ses premiers couplets. Là, Coëtlogon lança le fameux: Elle est sauvée, notre sainte Republique! qui fut l’air national de la Butte. La encore Jules Jouy s’affirmait avec Gamahut, La Terre, Les Sergots, qu’il interprétait au piano, un éternel cigare d’un sou au coin de la bouche, son chapeau melon rabattu sur les yeux.
Au milieu de tout ce monde, dans l’excitation perpétuelle de cette réunion de jeunes et do réels talents, Salis fonda le journal Le Chat Noir avec Clément Privé et Emile Coudeau. M. Paul Eudel a constaté, à ma honte, que j’on fus le très mauvais secrétaire et que le journal parul souvent avec celte mention sur sa manchette: : « Feu Edmond Deschaumes, secrétaire de la rédaction ». Il est vrai que mes fugues avaient une fort bonne excuse: mu confiance absolue eu mon vieil ami Rivière, le plus intelligent des metteurs en pages.
La collection da ce journal, frondeur, railleur, mais jamais injurieux, est devenue introuvable. Alphonse Allais, le premier des humoristes, Georges d’Esparbès, l’admirable et romanesque historien de la Légende de l’Aigle, et George Auriol s’y sont fait connaître. Jean Moréas y rima ses premiers vers, Léon Blay tenta, dans ces colonnes d’habitude moins sévères, ses premières entreprises de démolitions. Salis écrivait, lui aussi, dans son journal et racontait ses joyeux Contes gaulois du « Chat Noir », qui ont été, depuis, réunis en deux volumes curieux el rares, illustrés par Henry Rivière, Willette, Caran d’Ache, Steinlen Robida, Pille, etc.
Pour les illustrations de la petite feuille hebdomadaire nous n’eûmes que l’embarras in choix. Le titre du journal, ce chat hérissé, la queue droite. sur la butte où les moulins dressent leurs ailes, était de l’excellent maitre Henry Pille: Adolphe Willette nous donna les suites exquises de son Pierrot moderne, en habit noir et colleraite, qui a gardé toutes les grâces galantes de ce XVIIIe siècle au renouveau duquel les Goncourt ont si fortement contribué par leurs ravantes et charmantes études d’artistes, d’actrices, de chanteuses et de danseuses. A côté de Pille, dec Willette, signèrent encore Gill, Uzés, de Sta, Lunel, Tiret-Bognet, Je crois bien que nous avons publié les premiers dessins de Steinlen et de Caran d’Ache qui, faisant son service militaire, venait nous voir en tourlourou. Si le succès du journal fat grand, le succès du cabaret était formidable. Il étouffait entre ses murailles étroites. Après une lutte héroïque, Salis avait réussi à débusquer de sa boutique un malheureux horloger, son voisin. Effort inutile. Agrandisse- ment dérisoire! Il fallut abandonner le boulevard Rochechouart, et l’illustre gentilhomme-cabaretier état domicile dans un hôtel de la rue Victor-Massé qui avait été habité par Stevens et dont il décora la façade dans le goût des vieilles maisons de bois de Nuremberg. La prise de possession de ce nouveau local eut lieu en grande pompe. Un suisse, escorté de deux chasseurs ouvrait la marche du cortège. Un orchestre précédait Salis, qui avait pris la grande tenue de préfet du premier Empire. Quatre garçons en frac d’académicien portaient le grand tableau de Willette, son célèbre Parce Domine! La multitude s’était chargée du transport du bien connu portrait de Rodolphe peint par La Gandara. Je ne puis énumérer ici les œuvres d’art et les œuvres fumistes qui encombrent en un fouillis amusant et pittoresque l’hôtel de la rue Victor-Massé, dont M. Maurice Isabey fut l’architecte. Pourtant, je dois signaler le Veau d’or, superbe vitrail de Willette et ses quatre grandes compositions: Parce Domine! Nécroses! Pour le cot de Prose, le Père Lustucru, sans oublier les Chats, grande taille de Steinlen, ni les lanternes, les lustres, la cheminée de Grasset (cette dernière en collaboration avec Alexandre Charpentier), Pour le reste, In Chat Noir-Guide renseignera le lecteur mieux que moi; mais il importe de ne pas omettre la belle et importante collection de dessins et d’aquarelles. Elle vaut d’être visitée.
Revenons aux hôtes de la rue Victor-Massé. Le Chat Noir du boulevard Rochechouart avait été un cénacle, une taverne d’écrivains, un bureau de journal. Le nouveau allait devenir un théâtre mondain.
A l’étage supérieur du cabaret, dans leur salle particulière, les habitués avaient organisé un guignol pour y jouer leurs chansons. Le dessinateur Uzès découpa des acteurs au canif, dans une feuille de carton, pour illustrer « Le Père Grévy n’avait qu’en billard », de Jules Jouy. Par malheur, ces acteurs de carton avaient un défaut grave. Trop consciencieux peut-être, ils su tuaient à la peine et leur gloire était d’un instant… Rivière remplaça le carton par une plaque de zinc. La troupe du Chat Noir fut plus solide; cependant l’artiste n’était pas encore satisfait. Ces ombres, sur un seul plan, offraient un spectacle trop sec, sans surprises, sans horizon. Le a sculpteur d’ombres au canif essaya alors de représenter un chanteur ambulant au milieu d’un groupe. Cet essai rendait si bien le grouillement, le frisson de la foule, que Salis lui cria Bravo, Rivière, tu as trouvé ! Sur le conseil de Rodolphe, Caran d’Ache refit presque entièrement l’Épopée déjà commencée, et l’enthousiasme toucha au délire lorsque, sur ce théâtre pas plus grand qu’un guignol, les invités du Chat Noir virent défiler l’héroique et sanglante tragédie napoléonienne: la Garde avec ses drapeaux troués et ses légionnaires en glorieux haillons, le soleil sacré et les sanglantes fumées d’Austerlitz, la Grande Armée en retraite sur les routes glacées de Russie, La critique fut empoignée par ce petit spectacle aux puissants effets. Sarcey, Fonquier, Blavet, Lemaltre, Claretie entrainèrent le public, qui accourut avec une si belle passion qu’il fallut organiser une véritable salle de spectacle et des représentations régulières, Dans cette œuvre du Chat Noir, le théâtre de Rivière mériterait seul une étude pour l’art que ce jeune maître a mis dans toutes ses compositions et pour la science qui a présidé à leur parfaite exécution. Je parlerai quelque jour de cet effort considérable, ainsi que des très curieuses gravures en couleur dont ce chercheur si heu- roux inventa l’ingénieux et savant procédé: mais je ne veux pas aujourd’hui le séparer de son collaborateur Georges Fragerolle, qui a été le poète et le musicien de ses oeuvres les plus importantes, et qui a écrit do véritables partitions, d’une couleur chaude et généreuse, d’un sentiment profondément large et religieux, pour servir d’accompagnement au charme et à la splendeur du décor. Qui n’a applaudi déjà La Tentation de saint Antoine, La Marche à Étoile, L’Enfant prodigue, Le Sphinx, Clairs de lune?
D’autres artistes sont venus apporter également la fantaisie de leur imagination ou de leur crayon sur la petite scène de la rue Victor-Massé. Après Caran d’Ache et Rivière, ce furent Jouy, Robida, Fernand Fau, Georges d’Esparbès, Edmond Haraucourt, Goudezki, Henry Somm, Moynet, Maurice Vaucaire, Louis Morin. M. Maurice Donnay y a fait représenter, lui aussi, sa Phryné, après avoir récité devant le public ses premiers vers.
La porte du Chat Noir s’était faut-il la dire? fermée tout d’abord devant le poète inconnu qui allait adapter Lysistrada pour Réjane et écrire Amants pour Granier. A ce moment, en effet, M. Donnay, petit employé chez un marchand de fer, envoyait au journal des vers qu’un féroce secrétaire de la rédaction (oh, ce n’était plus feu Deschaumes!! en- voyait impitoyablement au panier. Le débutant méconnu vint se plaindre à Salis, lui récita les poésies refusées et fut engagé séance tenante parmi les bons poètes de la maison.
Ces « bons poètes » étaient toujours fort nombreux. La chanson étendait ses ailes. De nouveaux venus s’étaient rendus célèbres. Voici Mac-Nab, avec Le Bal de l’ Hotel de ville et L’Expusion, Armand Masson, Xanroff, Goudezki, le D Gabriel Montoya, Jean Rameau – gloire des salons! – Dominique Bonnaud, Hyspa, Charton, Marcel Legay, Vaucaire, Toulouse-Lautrec, Ferny, Delmet, Jean Rictus, le poète des Soliloques du pauvre, Georges Oble, J. Mulder. It. Bernard et A. Colomb. Mais il faut que je m’arrête… Montmartre est trop grand!
Rodolphe Salis avait pris l’habitude de diriger l’ordre et la marche des auditions. il annonçait le nom des artistes laquelle ils et le titre de l’œuvre dans laquelle ils allaient se faire entendre, en un verbe qui semblait fait tout à la fois de l’éloquence d’un orateur chrétien, de la faconde d’un marchand de crayons, de la raillerie de Gavroche. Il dut, an théâtre du Chat Noir, tenir le rôle de récitant et expliquer aux assistants la fantaisie des spectacles, qui le plus souvent étaient sans paroles. C’est à ce jeu qu’il révéla cette grandiloquence baroque, connue aujourd’hui du monde entier, qui constitue un des at- traits les plus originaux d’une soirée au Chat Noir. Le gentilhomme-cabaretier improvise tous les soirs une véritable chronique en revue parlée, qui met on cause les personnes notables présentes à la représentation et qui, tout en commentant « le geste des ombres », bat les buissons, saisit l’actualité, s’égaye en allusions mordantes, Improvisateur téméraire, Salis, en une langue grandiose, majestueuse lance comme le style classique, d’une voix puissante dans d’interminables incidentes, s’y embrouille, s’enroue, semble perdre pied coup par un anachronisme terrible ou quelque énorme gaminerie. M. Jules Lemaitre, dans son feuilleton des Débats et ses conférences de l’Odéon, a beaucoup emprunté à l’ironie chatnoiresque. Il a plus de fond, plus de gentilhomme, c’est entendu! Par contre, il a beaucoup moins de gaieté, de naturel et d’invention. L’apprêt, en ce genre, est un défaut, Voilà pourquoi l’ironiste de Montmartre est toujours demeuré sans rival.
Tout le monde artiste est venu rue Victor-Massé. On y a vu des académiciens graves et des savants: Ernest Renau, Leconte de Lisle, Alexandre Dumas, Pasteur, Charcot, le D Brouardel, Pierre Loti, qui se sont assis parmi les Jeunes el les combattants d’avant-garde. Voici, en effet, parmi les visiteurs plus récents: MM. Léon Gandillot, Maurice Talmeyr, Verlaine, Henry Lapauze, Jarry, Ernest La Jeunesse, Lagné Poc, Capelle, Capus, Gondoin, Léon Ohnet, Oscar Méténier, Paul Robert, Jules Huret, A. Vervoort, Galli, Auguste Germain, Adolphe Mayer, Polignac, Ponchon, Ogier d’Ivry, Saint-Georges de Bouhélier et, parmi les dessinateurs, presque tous collaborateurs de l’ancien journal, Zo d’Axa, Doés, Saint-Maurice, Sahih, Guillaume, Louis Morin, Dépaquit, Belon, Delaw, Robbe, Radiguet, Poirson, Bombled, L. Belarue, Valette, Job. J’ai la conviction d’en avoir oublié beaucoup, hélas! et non des moindres…. C’est au Chat Noir que Méténier lut à Antoine sa pièce En famille, qui inaugura les spectacles du gazier-comédien, avec la Nuits bergamasque d’Emile Bergerat. Le futur directeur du Theatre-Libre était prêt à jouer. Il ne lui manquait qu’un théâtre… Salis eût accueilli l’auteur et le comédien errants, s’il avait eu la possibilité de les loger. Il a donc tenu à peu de chose que le Théâtre Libre s’installât rue Victor-Massé. Sans vouloir désigner encore le lieu qu’il a choisi pour sa troisième installation, le gentilhomme-cabaretier nous a déjà révélé une partie de son nouveau programme. Il nous offrira des pièces de Maurice Donnay, Fragerolle, Rivière, Forain, Métivet, Léandre, Caran d’Ache, Courteline, Jean Lorrain, Henri Pille, Pierre Loti, Montargueil et Louis Schneider, le célèbre Pompier de service qui s’est fait une place à part dans la presse théâtrale. Allez dire, après tout cela, qu’il n’y a plus de talent à Paris! Salis a été une sorte de Villemessant de Montmartre. Comme Villemessant, il a été très imité, tantôt bien et tantôt mal. Toute sa vie il a cherché. Toute sa vie il trouvera, croyez-le bien, car le succès n’est pas dans l’imitation servile et la concurrence ruineuse. Je voudrais donc proposer l’exemple de cet éditeur incomparable à tous ceux qui se mêlent de produire et d’imposer des talents à l’admiration publique. Le Chat Noir a d’ailleurs été une bonne école. Il a été indépendant. Il a été fier. Les puissants l’ont souvent flatté. 11 leur & répondu par des coups de griffe. Caran d’Ache of d’Esparbès y ont redoré la légende napoléonienne. Fragerolle et Rivière y ont fait revivre et palpiter les sublimes beautés du christianisme. Notre pauvre Jouy y ressuscita la chanson.
En retour, la foule a aimé de suite cette phalange courageuse qui aimait la grandeur et la beauté, et qui n’a jamais raillé que la bassesse et lo mensonge. Les rois, les princes, les grands de la terre, qui pouvaient faire venir le Chat Noir chez lui, sent venus chez Ini. On a vu dans la loge d’honneur du petít théâtre l’empereur du Brésil, les rois de Grèce, de Portugal, de Serbie, le prince de Galles, le prince Henri de Prusse, le prince royal de Danemark, le prince de Monaco, l’archiduc Rodolphe, les grands durs Alexis, Wladimir et Constantin, le prince de Leuchtenberg, etc…
Tel est le résultat de l’intelligente initiative, de la curiosité, de l’activité persévérante d’un ménage d’artistes qui, sans for- tune, sans appui, a fondé un théâtre et un lien de réunion artiste unique au monde, par lequel ont passé presque toutes nos illustrations d’hier, d’aujourd’hui of de demain. C’est une preuve de plus de la vitalité du sentiment artistique qui est lu séduction In plus puissante du Paris moderne en même temps que la source la plus noble, la plus pure, de son charme, de sa richesse, de son éclat.
Poètes, philosophes, savants, peintres, sculpteurs, musiciens, ont créé une neuve et charmante Athènes. Nos archontes, tant de fois raillés par la verve do Rodolphe Salis, no devraient jamais oublier que cette belle floraison d’art est la première do 1103 richesses et qu’il faut encourager cette légion de travailleurs et de penseurs qui attirent à Paris et à Montmartre le monde entier (1)
Edmond DESCHAUMES.
(1) V. les deux articles précédemment consacrés au Théâtre du Chat Noir et à ses représentations Revue Encyclopédique, 1883, p. 156 ; 1874, p. 37, 40.
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