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PRÉFACE
Encore un retard! mon cher confrère et ami, mais cette fois, c’est la grippe qui m’a fait garder le lit. J’ai profité de mes loisirs forcés pour lire les épreuves que vous avez bien voulu me communiquer pour votre livre joli et utile L’Art d’être Femme. Je goûtais cha- cune de ces feuilles jusqu’à une heure avancée de la nuit et, m’étant endormi, cette lecture me procura un songe agréable que je vais vous conter.
Je rêvais que j’étais, moi Pierrot, appelé à réviser le jugement de Pâris et à décerner, à nouveau, le prix de Beauté à l’une des trois glorieuses déesses. Plus avisé que le royal berger Troyen, je tins à peu près ce langage aux trois divinités concurrentes : « Vous avez Mesdames, Mademoiselle, fort bien fait d’en appeler du jugement précité du beau Paris qui aurait dû, tout au moins, laisser quelques con- sidérants.
<< Je puis, facilement, reconstituer la scène que présenta ce célèbre concours: Vénus étant une couche tout’nue arriva déjà prête, vous, Junon et vous, Minerve, n’en ayant pas l’ha- bitude, vous avez dû vous dévêtir fiévreuse- ment et Paris vous a jugées comme un peintre qui reçoit des modèles. Ce n’était pas équita- ble, j’ai donc, moi Pierrot, mission de casser ce jugement et de recommencer le concours.
<< Veuillez monter dans cette automobile Co- miot, je vous emmène à Paris d’où je daterai le nouveau jugement. Je vous invite dans cette ville parce que la femme y est adorée et je vous donne huit jours pour devenir une Pari- sienne, c’est-à-dire une femme… Ne craignez pas de déchoir, une Parisienne est encore une divinité: la plus parisienne de vous trois aura la pomme! >>
Elles acceptèrentet j’installai mes trois dées- ses, en ne leur donnant aucun conseil, leur instinct, seul, devant les guider.
Minerve, avec son casque et sa lance, eut un certain succès: « A bas ou vive l’armée ! >> criait-on sur son passage, << les femmes co- chers, avocats, docteurs, pourquoi pas mili- taires ? >> disait-on, et elle était ravie. Elle eut les honneurs d’une séance à l’Institut et pré- féra aller demeurer sur la rive gauche, au milieu des étudiants. Ceux-ci, généralement peu fortunés et frais débarqués de la province, ne sont guère connaisseurs en élégance féminine; à leur fréquentation et à celle de leurs amies à la bonne franquette, Pallas ne crut devoir se distinguer de ces pauvres ribaudes qu’en adop- tant le costume sévère des étudiants, et suivit tous les cours de la Faculté et ceux de l’École des Beaux-Arts.
Junon, se trouvant mêlée à une manifesta- tion de Saint-Pierre du Gros-Caillou, fut re- marquée par M. Arthur Mayer qui la présenta dans la haute société où elle fut reçue avec la plus grande considération. Elle devint la belle M Junon, trônant aux cérémonies officielles et aux premières: ses portraits furent repro- duits dans Femina et dans la Vie heureuse; elle était la reine du Tout-Paris. Pour elle, les plus grandes modistes et les couturiers décorés fai- saient des prodiges… c’était une grande dame!
Quant à Vénus, dès qu’elle mit le bout de son sein rose dans la rue, on la flanqua au poste! mais on crut à un accès de fièvre chaude et elle en fut quitte pour une mercu- riale du commissaire de police bienveillant pour les rapins et leurs modèles.
Une petite ouvrière en eut pitié, et la recon- duisit à sa mansarde fleurie et ensoleillée. Elle lui conseilla de mettre au clou, sa jolie coquille de nacre, pour s’acheter batiste, étoffe et rubans, en vue de se vêtir à la diable. Puis elles allèrent dîner ensemble à la créme- rie de la Vache enragée », pleine d’ouvriè- res, de modèles et de jeunes artistes qui les accueillirent avec des cris de joie. En pre- nant le café, Vénus chanta avec eux des chan- sons d’amour et promit au plus pauvre de lui poser son Salon.
Elle-même n’était pas riche et l’argent provenant de son gage ne lui permettait pas les frais d’une toilette bien luxueuse. Mais elle voyait et comprenait. Elle mit tout le luxe dans ce qui touchait immédiatement sa peau divine ce qui frôlait le passant souvent bu- tor, tout en étant de bonne coupe et de nuance assortie, était plutôt simple, mais, le chapeau poussé de ses doigts comme une fleur de sa tige, était une merveille de joie, une fête ! Elle avait aussi résolu ce problème ardu d’en- fermer ses pieds mignons dans des écrins Louis XV et de les poser, avec tant de grâce précise, qu’ils étaient indemnes de boue.
Une jolie chemisette, sans col, laissait soup- çonner deux seins fermes et ronds à remplir et à réjouir le creux de la main mendiante de don Juan, au-dessous de la gorge libre, là, près de la fossette, le petit bouquet de violettes accepté de l’artiste, Vénus se rend en fiacre découvert, au rendez-vous que je lui ai donné ainsi qu’à ses rivales.
Je les ai invitées à souper en cabinet parti- culier dans un restaurant à la mode, le con- cours devant avoir lieu aussitôt après.
J’arrivai au restaurant en même temps que Minerve un peu crottée, Vénus ne tarda pas à nous y rejoindre et nous attendîmes Junon. Celle-ci vint dans une superbe automobile et fit une entrée sensationnelle trois quarts d’heure après l’heure convenue.
Toutes les trois, attablées en face de moi, je les priai de faire elles-mêmes le menu.
<< Je ne vois rien, chanta Junon, qui puisse me convenir, sur ce menu déjà écœurant par l’inconvenance de sa gravure !… D’ailleurs, mon cher, vous avez oublié qu’aujourd’hui est vendredi, et que le vendredi je fais maigre. >>
<< Vendredi! c’est mon jour! s’écria Vé- nus, et le vendredi je fais l’amour I mais si je fais maigre, c’est par gourmandise et je passe tout de suite au dessert. Et ce menu, où Wil- lette célèbre mes formes, me promet tout plein de bonnes choses. Ah! Pierrot, pour te dire ma joie, je voudrais t’embrasser… si tu n’étais notre juge ! >>
<< Et vous, distraite Minerve?…»
<< Oh! quant à moi, je n’ai pas l’habi- tude de manger à cette heure… un sandwich et un verre d’eau me suffiront! mais faites donc homme léger, et faites vite, non que je m’ennuie dans votre société et dans celle de ces dames, mais j’ai mon doctorat à passer après-demain.
Le souper ne fut pas long, hélas! Tout en épluchant une poire duchesse en équilibre au bout de sa fourchette, la belle M Junon nous parlait de son couturier, de Dieu persécuté, d’un imbécile qu’elle avait écrasé, de ses sou- pirants, de ses œuvres et de ses prochaines villégiatures… cependant que son petit chien, en smoking, frétillait dans son assiette.
Minerve avait tiré de sa serviette, celle en peau de chagrin, une Bible qu’elle parcourait tout en grignotant du pain: elle interrompit sa lecture pour nous raser avec la littérature scandinave, suissesse, et nous parler. de l’ave- nir de la Chine. Je réprimais difficilement un sourire en m’apercevant qu’elle s’était fait ta- touer sur son beau front: Je sais tout. Je regret- tais le casque.
Vénus, elle, s’était déjà orné de cerises ses mignonnes oreilles rouges de plaisir… Toutes les fleurs de la table étaient allées à elle et elle nous contait, gentiment, les joies et les peines de ses amis les artistes; ses mains, comme de blanches poulettes, picotaient dans son assiette et ses ongles roses, frappant la porcelaine, donnaient l’illusion des coups de bec. Je crois bien, qu’à un moment, je vis apparaître de dessous la nappe, son petit pied cambré virant vers la coupe à champagne: << Un peu de mousse mon ami Pierrot ?… Oh! l’effronté! veux-tu bien te cacher, je ne te conduirai plus dans le monde, polisson! >> et de montrer, en riant, trente-deux quenottes redoutables à faire pâlir trois milliardaires.
L’heure avait sonné, je prévins les trois déesses que le concours allait commencer.<<Mesdames et Mademoiselle, avec tout le res- pect qui est dû à votre caractère divin et fémi- nin, je vous demande, les verrous étant mis et les murs ayant été scrupuleusement exami- nés, de vous dévêtir à nouveau devant votre nouveau juge, afin qu’il puisse remplir la der- nière condition du concours… >>
Aussitôt des clameurs s’élevèrent: se mettre nues? pour qui les prenait-on? Jusqu’à Vénus qui me traitait de vieux marcheur!
«… Tu n’es pas peintre ?… Oui ?… Ah !… Alors, moi j’veux bien. » Mais Junon récla- mait encore l’office de sa femme de chambre, cependant, elle suivit l’exemple de Vénus qui, déjà, me jetait à travers la figure, son petit pantalon enrubanné et parfumé…
Quant à Minerve, tout en maugréant, elle commençait à développer… des chaussettes rus- ses! << Arrêtez, arrêtez et vous, surtout, Made- moiselle, cela suffit… le concours est clos. >>
Mais déjà toute nue, Vénus roulait une ciga- rette avec ses doigts de pieds agiles, la belle M Junon, en suspens, tenait avec ses dents une chemise lugubre et Minerve montrait de nouveaux tatouages… c’étaient des extraits de la théorie de l’Armée du Salut!
<< Oui, le concours est terminé et le jugement définitivement rendu,… le voici. >> Et je remis la pomme à Vénus qui se mit à jongler avec avant que de la croquer.
– Ne soyez pas désolées, dis-je aux deux autres rivales, cette fois il y a des compensa- tions et des considérants.
Pour M Junon, voici un bon pour faire faire votre portrait ou plutôt celui de votre idéal, par des peintres illustres.
Vous savez être une dame; mais vous avez oublié L’Art d’être Femme. La dame est une bohème, une comédienne; elle court les routes et loge de meublé en meublé; elle ne s’habille pas, on l’habille, ou plutôt on la caricature: l’accent de sa voix, sa pensée, diffèrent suivant un genre, une mode qui ne sont jamais de son pays toujours méprisé… Allez donc chez Hel- leu ou chez Boldini, belle dame, ces messieurs vous feront bien ressemblante… à toutes les autres.
Quant à vous, trop sage Minerve, vous avez sans doute une fort belle académie; mais vous commettez le crime de la mépriser, de l’oublier au point de la priver de l’eau lustrale. N’im- porte, voici toujours un bon pour aller faire faire votre buste chez M. Puech… Ça n’a pas l’air de vous sourire?… Ah dame! vous savez, on n’a pas des Phidias tous les siècles !
Allons, bonne nuit, mesdames, les ordres sont donnés pour vous assurer un heureux retour.
Et vous, Vénus, qui contemplez dans la glace vos deux petits grains de beauté, voulez-vous, avec votre juge et votre adorateur, finir, comme il convient, le souper en cabinet particulier ?
A.WILLETTE