REVUE FRANÇAISE
Actualités et Souvenirs
Mort de Steinlen
Encore un deuil cette semaine. Avec Steinlen disparaît une des plus nobles figures de ces années fiévreuses d’avant la revanche où l’impatience el je ne sais quel malaise suscitaient à la fois des dévouements immenses, des désespoirs violents, et des enthousiasmes égarés. Dans ce cliquetis de veillée des armes au camp des vaincus d’alors, Steinlen a passé avec son âme de réaliste sentimental; de ses dessins douloureux s’élevait un de ces appels d’amour qui survivent aux plus éclatants démentis de des événements.
Il y a peu de jours encore, dans son atelier, celui qui flétrit les atrocités allemandes par des croquis vengeurs et qui vécut près de nous, au front, de longues heures de guerre, en partageant toutes nos émotions, évoquait ses idées de jadis, qui étaient si loin des nôtres.
Car il avait réfléchi et évolué depuis la guerre, toujours aussi ardent, il reconnaissait avec joie, ailleurs que dans le parti où il avait combattu el trouvé peu de vrais hommes, ces raisons d’aimer qui ont été celles de tous ses efforts; il suivait avec amitié les progrès de notre revue qu’il honora plusieurs fois de de a sa collaboration. Nous lui avons consacré ici ci même d’assez longues pages pour qu’il sait inutile de retracer de nouveau les étapes de sa vie artistique au Chat Noir, au Courrier Français, au Gil Blas, dans ces affiches dont il renouvela l’art, dans ces toiles rudes, fortes, vibrantes, dans cette œuvre abondante qu’il nous laisse, témoin d’un labeur acharné, car Steinlen, exemple admirable d’honnêteté, a travaillé dans le perpétuel souci de cette parole d’Ingres qu’il rappelait souvent :
Le dessin, c’est la probité de l’art.
Avec une profonde tristesse ses amis ont suivi les mornes el glaciales obsèques de celui qui n’avait pas encore eu le temps de venir à la foi chrétienne qu’il admirait. Et tristes étaient aussi de ne pas le suivre dans un espoir plus fervent ces jeunes filles de son quartier, simples et prestes, dont il a peint la gaieté radieuse dans une partie, la plus remarquable peut-être, de son oeuvre…
Maintenant la lanterne de verre qui domine le vieux Montmartre est vide. Masseida, la fille du chef bambara, toujours parée de ses atours éclatants, ne roule plus du matin au soir les cigarettes jaunes que son maître fumait, un peu trop peut-être. Les beaux chats de Siam, le petit singe qu’il avait recueilli malade dans une ménagerie, rôdent en vain à sa recherche dans l’atelier désert. El au soir tombant, on ne rencontre plus sous les arbres de la rue Caulaincourt le flâneur au visage de vieux mousquetaire, que tous y aimaient. Willette et Mirande sont en deuil, Pierrot et Mimi Pinson aussi, et tout le Paris de la rue et des usines i dont il a été le sublime poète.
Steinlen n’est pas mort dans le dénuement comme on l’a sottement écrit; mais il n’était pas riche; il y a quelques mois, il nous disait en riant:
Je Commence à ne plus avoir de dettes…
Cette aisance bien modeste, le grand artiste ne l’avait atteinte qu’à soixante-quatre ans!
J.V.